Le Véritable Débardeur Marcel de Roanne en Suisse avec Encore !

Chauffe Marcel! 

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TOUT BLANC, SANS MANCHES, IL A TRAVERSÉ LES MODES ET S’EST JOUÉ DU GENRE. COMMENT LE DÉBARDEUR S’EST IMPOSÉ DANS NOS VESTIAIRES.

Simple.

Voilà l’adjectif que le monde de la mode associe au débardeur. Un jean? Avec un simple débardeur. Une folie longue en tulle? Avec un simple débardeur. La pièce de base s’impose dans la garde-robe avec une fonction clé: mettre en valeur. Comme une page blanche qui révélerait, par contraste, ce qu’il faut retenir dans une silhouette. Le gagnant de cette mise en forme est le corps, ce grand moulé. Jamais les biceps et trapèzes rebondis du rappeur 50 Cent – pour ne citer que lui – ne ressortent aussi puissamment qu’encadrés par cette absence de manches.

Si le maillot de corps plaît tant, c’est qu’il s’inscrit dans une lignée de vêtements atem- porels, si valorisés actuellement, par opposition à une mode éphémère et dispendieuse. Des pièces fortes qui traversent le temps, qui vont avec tout. Des pièces si bien conçues qu’il faudrait les inventer si les premières ma- chines à tricoter mécaniques spécialisées en bonneterie ne s’en étaient pas chargées à la fin du XIXe siècle, en France et en Angleterre. Comme son nom l’indique, le débardeur est né de l’économie portuaire, avec la nécessité d’alléger les tenues des ouvriers suant à dé- charger (débarder...) les cargaisons arrivant par bateau, à Londres ou Marseille. Il fallait

un vêtement aéré, qui absorbe la transpira- tion et surtout une tenue près du corps, qui ne risque pas de se prendre dans les rouages d’une machine.

Des ouvriers des Halles aux stars de Hollywood :

Or, depuis près d’un siècle, les métiers à tricoter circulaires produisaient bas et chaussettes sans couture. Cette technique a été adaptée pour produire des maillots de corps. Les vrais de vrais sont tricotés à la maille dite richelieu, avec des côtes serrées sur les côtés, plus larges de face, assurant ainsi une grande élasticité au vêtement de coton, bien avant l’invention de l’élasthanne. A Paris, les forts en bras des Halles, ceux qui déplaçaient les caisses de victuailles de ces fabuleux marchés centralisés, ont fini par couper les manches de leur pull-over. Un bonnetier de Roanne, Marcel Eisenberg, a vite reproduit cette idée et la nouvelle tenue s’est vu baptisée «marcel», comme lui.

Ce sous-vêtement reclassé en tenue de travail est devenu l’emblème de la classe ouvrière, laborieuse et nécessiteuse. A un moment où l’industrialisation dépossédait les travailleurs manuels du sens de leur labeur, le débardeur est venu souligner les corps masculins, les exposer aux regards dans toute leur force sauvage et leur impuissance face aux machines. C’est à cet imaginaire que s’attache Hollywood: dopé à la testostérone, au muscle saillant et à la sueur, le maillot de corps signe le mauvais garçon. L’égérie de cette vision reste évidemment Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir, en 1951. Il y campe Stanley Kowalski, ouvrier brutal d’origine polonaise, auto-décrit comme «common as dirt» – vulgaire comme la saleté – que la frustration sociale et le désir sensuel poussent au-delà de tous les interdits. Une prestigieuse lignée de caïds en liquette et bras nus lui emboîte le pas, d’Yves Montand dans Le salaire de la peur (1953) à John McClane dans Die Hard, en passant par James Dean, Rambo ou Robert De Niro. Un vocable américain un peu vieillot continue à désigner le débardeur comme «wife beater» – cogneur d’épouse – en référence au cliché du prolétaire à bout, qui passe ses nerfs sur sa femme.

Une vision plus hygiéniste, mais non moins musclée, cohabite pourtant avec la symbolique brutaliste: c’est le maillot de sport. Les lutteurs et autres haltérophiles utilisaient déjà des tenues sans manches pour rendre leurs efforts bien visibles aux spectateurs. D’autres disciplines s’y mettent au début du XXe siècle, quand la médecine découvre les bienfaits du mouvement. La natation surtout contribue à populariser cette forme de vêtement, puisque les hauts de maillots s’en inspiraient. Même au féminin, comme le démontre l’Australienne Fanny Durack, première médaillée olympique à Stockholm, en juillet 1912. Liberté des bras, des corps, des idées.

Il faut attendre la fin de la Grande Guerre pour que le débardeur s’installe dans les garde-robes féminines. Aspirant à une vie plus émancipée, les «Garçonnes» délaissent les corsets et portent jupes courtes, taille effacée et pantalon, parfois. Le débardeur participe à cette libération des corps, mais il en faut du cran pour assumer, comme le fait Renée Perle, la muse du photographe Jacques Henri Lartigue, ses seins libres et lourds sous ce tissu qui ne cache rien, gorgé de virilité laborieuse. Plus tard, dès les an- nées 1960, le débardeur a été de tous les jeux androgynes, floutant les barrières: l’hypervirilité s’est vu réinterprétée en version fragile, un peu garçon manqué sur les seins menus d’une Jane Birkin, par exemple. Ou alors en flamboiement exhibitionniste, ingrédient de base de l’esthétique gay.

Depuis, le débardeur ne cesse de jouer sur la transgression des registres: il est lingerie, mais s’est d’emblée porté seul. Il est virginal, mais il cache bien son jeu. Il est masculin et brutal, mais il donne un charme désarmant à celles qui le portent. Il est de tradition ouvrière, mais il vit la nuit, au rythme de toutes les musiques. Isabelle Crampes, passionnée de l’histoire de la mode, vient de s’immerger dans cette symbolique mouvante, comme commissaire générale de l’exposition «Vêtements Modèles» ( jusqu’au 6 décembre au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille). Le débardeur y est présenté, aux côtés de l’espadrille, du kilt, du bleu de travail et du jogging. «J’ai été fascinée de plonger dans les archives, raconte-t-elle. Chaque image de débardeur trouvée était comme un caillou que le Petit Poucet de l’histoire aurait laissé pour nous faire comprendre qui nous sommes. Ce vêtement n’a pas changé d’un fil en 150 ans, et il nous a mille fois encapsulés, mille fois libérés. Dans son blanc pur se révèle l’humain.»

Le débardeur traverse les temps et les modes le menton haut, avec toute l’élégance de son bagage historique. Dans la quête actuelle d’authenticité, plusieurs maisons proposent une fabrication à l’ancienne: la française Eminence, la suisse Zimmerli, mais aussi de petites entreprises branchées, qui misent sur la production locale, comme la société Etablissement Marcel, à Roanne, qui entend faire revivre la légende du cru.